Mon père pêche des journaux dans les poubelles publiques à l’aide d’une canne qu’il a confectionnée avec une branche de bois, du fil et une aiguille à coudre retournée. Il vole des livres chez Gibert Jeune, « plus d’une centaine » m’assure-t-il. Il me raconte toujours cette même anecdote. Il s’en allait sans payer avec une flopée de bouquins pris sur les étalages extérieurs lorsqu’un jour un homme de la sécurité est venu lui taper sur l’épaule droite : « Monsieur, où allez-vous ? Suivez-moi ! »
L’homme mesurait plus de deux mètres. Mon père le suivit sans broncher au sous-sol du magasin où se trouvait un commissariat.
– Que comptiez-vous faire avec ces livres ?
– Ceux-là ?
– Oui, monsieur.
– Je comptais les montrer à ma femme qui se trouvait de l’autre côté de la rue. Et voyez-vous, maintenant que j’ai disparu, elle doit être folle d’inquiétude et elle va probablement appeler la police, ce qui tombe bien car vous êtes déjà là !
– Vous vous moquez de moi ?
– Pas du tout. Remontons ensemble si vous le voulez bien.
Ma mère, qui ne trouvait plus son mari, avait demandé à l’un des caissiers de lancer un appel au micro, comme si mon père était un enfant de quatre ans. On entendait dans la librairie : « Monsieur Kaïssar Ghoussoub est demandé à l’accueil, monsieur Kaïssar Ghoussoub ! » Quand elle a aperçu mon père, elle s’est mise à hurler : « Tu étais où Kaïssar ? Tu étais où, je te cherche depuis une heure ! » L’homme de la sécurité ne savait plus où se mettre. Mon père essayait de calmer ma mère : « Calme-toi, je voulais te montrer ces livres dans la rue et ils ont cru que j’allais les voler. » Ma mère s’est mise à hurler deux fois plus fort, sa seule voix faisait tomber des livres des étagères : « Non mais, ça ne va pas vous ! Mon mari ! Voler ! C’est parce qu’il a une tête d’Arabe, enfin plutôt de Turc, que vous pensez ça ! Honte à vous ! Honte à vous ! » Elle a pris les livres des mains de mon père et les a jetés au sol : « Tenez, vos livres, il n’en veut plus ! De toute façon, votre librairie est irrespirable. Irrespirable ! Pas une once de lumière n’y entre. Je ne comprends pas comment mon mari supporte de rester ici pendant des heures. »
En parallèle de ses études qu’il suit à la Sorbonne, mon père travaille énormément. Il est journaliste culturel pour la presse arabe. L’Université Saint-Joseph de Beyrouth l’a nommé à la direction du Centre de recherches et d’études arabes, le CREA. Il enseigne l’arabe à des adultes. Il passe d’appartement en appartement, il apprend l’alphabet à des patrons de grandes sociétés françaises. Aleph, Ba, Ta, Tha, ses élèvent butent toujours sur les mêmes lettres. Ils n’arrivent pas à rouler les « r » ni à prononcer la lettre «
» qui doit sortir du fond de la gorge.
« Ton père a très vite trouvé ses repères, il se déplaçait beaucoup, il rencontrait du monde. Moi, je me sentais assez seule. » Ma mère s’était inscrite à la Sorbonne pour étudier la géographie mais il fallait vivre, payer le loyer, et même si ses parents leur envoyaient un peu d’argent, cela n’était pas suffisant. Elle cherchait désespérément un travail.
Le métro, elle ne le comprenait pas : les lignes, les changements, le composteur de tickets. Au Liban, elle ne se déplaçait qu’en voiture. Son père lui laissait la sienne. Il était l’un des premiers au Liban à en avoir acheté une. Sa plaque d’immatriculation était là pour le certifier : le nombre 3101 était inscrit dessus. Il avait été le trois mille cent unième automobiliste Libanais. C’est cette même plaque qui avait été apposée sur ma première voiture au Liban. Je me souviens qu’à une station essence, près du village de ma mère, un vieil homme à la vue du 3101 s’était approché de moi et m’avait dit : « Tu es le petit-fils de Toufic ? » Il m’avait ensuite pris dans ses bras avant même que je réponde. Une musique égyptienne des années soixante sortait de la radio de la station essence, je n’avais plus qu’à fermer les yeux pour me croire dans une scène d’un film du réalisateur turc Fatih Akin où le retour au pays d’un jeune homme est accompagné de hasards magiques.
À Paris, ma mère découvrait l’existence des clochards. Au Liban, elle n’en avait jamais vu. C’était inimaginable de laisser un proche mendier, il y avait toujours un cousin, un oncle ou un grand-parent pour recueillir le malheureux, l’aider, le loger, lui trouver du travail. Quand ma mère me raconte ce Liban-là, je réalise combien ce pays qu’elle a connu a changé. On croise maintenant des mendiants, jeunes ou vieux, libanais ou syriens, femmes ou hommes, à chaque coin de rue dans Beyrouth.
Sa mère lui manquait terriblement. Elles avaient toujours été très proches et vivre loin d’elle était un calvaire. Elle avait perdu sa confidente, sa meilleure amie, son âme sœur. Elle lui écrivait des lettres qui commençaient par Mama habibti, maman chérie, et se poursuivaient par des mots d’amour, des mots de manque, des mots déchirants. Ma mère pleurait quotidiennement de vivre loin de ses parents, de son pays. Elle n’en avait rien à faire de Paris.
Ses amies du Liban lui écrivaient : « Tu as de la chance d’être à Paris », elle voulait leur répondre : « Taisez-vous, vous ne comprenez rien. » Tout ce qu’elle souhaitait, c’était retourner dans les bras de son père, échanger avec sa mère autour d’un café et retrouver sa terre, son soleil et sa mer.
Dans son imaginaire, Paris était merveilleuse, aussi belle que dans les vieux films français qu’elle regardait à Beyrouth avec mon père, Paris ressemblait au film Ça n’arrive qu’aux autres de Nadine Trintignant qu’elle avait vu plusieurs fois au cinéma l’Eldorado. Elle s’attendait à voir des femmes et des hommes aussi élégants que Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve, des voitures luisantes, des rues propres mais la réalité était bien loin de ses attentes.
« Paris était dégueulasse et le pire, c’était le métro Sabyl, ça puait » m’a-t-elle raconté, « ça puait la saleté, la transpiration des gens, l’odeur des égouts. Tu sais ce que je faisais pour ne pas sentir ? J’aspergeais un foulard de parfum au jasmin et je me le plaquais sur le nez tout le trajet. » Ma mère pensait alors aux champs de fleurs de son village, aux citronniers, aux orangers, aux mandariniers dans leur maison près de Beyrouth. Elle se demandait qui supportait de vivre à Paris, « ce n’est pas une vie » se répétait-elle.
Elle traversait la ville pour trouver du sumac, de la cardamome et du thym. Ses épices qu’elle trouvait partout au Liban, seule l’épicerie Izraël située dans le Marais les vendait parfois à Paris. À chaque fois qu’elle payait, elle les insultait de « sionistes » en arabe pour ne pas se faire comprendre d’eux.
Sur un calendrier, ma mère rayait au stylo noir les jours qui s’achevaient. Chaque soir avant de dormir, elle répétait ce même geste.
Mon père, lui, se plaisait à Paris. En très peu de temps et grâce au CREA, il était devenu traducteur pour de nombreuses grandes sociétés. Il travaillait pour Yves Saint Laurent et il se rendait chaque semaine au siège situé sur l’île de la Jatte. Dans les bureaux, il n’y avait que « des femmes employées et un homme qui aimait les hommes. » Mon père était aux anges. Il volait les chocolats noirs au P.M.U. du coin pour les offrir à ses collègues. Pour consoler ma mère, il lui rapportait à chaque fois des échantillons de parfum.
Mes parents se baladaient beaucoup dans Paris. Ma mère demandait à mon père de la photographier devant les monuments, les statues, dans les jardins de la ville. Elle aimait poser assise dans des champs de fleurs. Ces scènes lui rappelaient son village et son père. Dès qu’elle en voyait, elle courait, elle s’allongeait et elle hurlait : « Kaïssar, Kaïssar, prends-moi en photo ! »
Mon père détestait la photographie, il ne supportait pas avoir cet engin entre les mains. Il ne comprenait pas pourquoi les gens avaient besoin d’immortaliser des moments à travers des images. Lui, ce qui l’intéressait, c’étaient les mots. Mais il était encore amoureux de ma mère et il obéissait. Elle était belle, elle était brune, elle avait des yeux noirs à faire fondre n’importe quel homme. Il venait de lui écrire un recueil de poèmes titré Pour qui tes yeux portent-ils le noir ? et même si sa peau était moins mate qu’au Liban, même si elle pâlissait de jour en jour, il restait émerveillé par sa beauté, par la chance d’avoir une femme si belle à ses côtés matin, midi et soir.